D’Adolphe Quételet à l’affaire Maucaillou, le consommateur moyen de vin et la technique du standard.
« Nous avons dit que dans la série de nos recherches, le premier pas à faire serait de déterminer l’homme moyen chez les différentes nations, soit au physique soit au moral. Peut-être nous accordera-t-on la possibilité d’une pareille appréciation pour les qualités physiques, qui admettent directement une mesure ; mais quelle sera la marche à suivre pour les qualités morales ? »
A. Quételet, Sur l’homme et le développement de ses facultés, Essai de physique sociale, 1855, t. 1, p. 29
Devenu dans sa configuration la plus moderne et sous l’impulsion de l’Union européenne un véritable droit de la régulation du marché vitivinicole (R. Raffray, « La transmission de l’exploitation et le droit de la vigne et du vin, Réflexions sur l’identité du droit de la vigne et du vin », in A. Berramdane, A. Deroche et F. Labelle (dir.), La transmission des exploitations viti-vinicoles, Lexis Nexis, 2020, p. 15 et s.), le droit de la vigne et du vin se présente comme une architecture complexe de règles tenant compte des intérêts de toutes les parties prenantes, ce qui implique de légiférer et de juger en considérant notamment les attentes et les forces du consommateur de vin. Cet acteur final du marché du vin est devenu, sous les traits d’un consommateur de vin normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, une figure jurisprudentielle passive mais incontournable du droit de la vigne et du vin, qu’il s’agisse du droit des indications géographiques, du droit des marques ou du droit des pratiques commerciales trompeuses.
Le consommateur moyen de vins est un standard, défini en droit français comme « une norme souple fondée sur un critère intentionnellement indéterminé, critère directif (englobant et plastique, mais normatif) qu’il appartient au juge, en vertu de la loi, d’appliquer espèce par espèce, à la lumière de données extralégales ou même extra juridiques (références coutumières, besoins sociaux, contexte économique et politique, occasion d’adapter la règle à la diversité des situations (…) » (Voc. Capitant, PUF, V° Standard). Dans la mise en œuvre de ce standard, l’office du juge est central central, le guide de mise en œuvre de la directive « pratiques déloyales » rappellant que comme l’indique expressément le considérant 18, « la notion de consommateur moyen n’est pas une notion statistique. Ceci signifie que les autorités et juridictions nationales devraient être à même de déterminer si une pratique est de nature à induire en erreur le consommateur moyen en s’en remettant à leur propre faculté de jugement, prenant en considération l’attente générale présumée du consommateur, sans avoir à ordonner une expertise ni commander un sondage d’opinion ».
Cherchant donc à comprendre qui il était, j’ai entrepris il y a quelque temps une fastidieuse recherche jurisprudentielle (R. Raffray, « Le consommateur moyen de vin et le juge : une attention moyenne mais une importance fondamentale ? » in Marques, appellations. Des relations toujours plus complexes ?, R. Raffray (dir.), Dr. et patr. juin 2019, dossier ; « Le consommateur moyen de vin et la technique du standard : essai de synthèse de droit français », t. 1, Jus Vini, 2021, p. 53 et s.). pour tenter de cerner ce standard du droit de la vigne et du vin, dans une approche fonctionnelle, bien sûr, – à quoi sert-il ? – mais aussi « identitaire », ce qui impliquait de mesurer son niveau de connaissance (normalement informé) et d’en savoir plus sur son comportement (raisonnablement attentif et avisé).
Sur cet aspect « identitaire », la recherche s’est révélée finalement assez fructueuse et, à mon grand étonnement, a été reprise par la Cour d’appel de Bordeaux dans la première affaire du contentieux des secondes marques, l’affaire « Maucaillou ». Dans cet arrêt, dont je vous propose un commentaire dans l’excellente Revue en accès gratuit OpenWineLAw (www.openwinelaw.fr), la Cour rappelle en effet que les vins sont des produits de consommation courante qui s’adressent au grand public, que le consommateur distingue les produits, selon la provenance géographique (région viticole), la qualité, en se fondant notamment sur le prix, les appellations, lorsqu’elles sont éloignées, et connaît les systèmes régionaux de désignation des vins (bordelais, Bourgogne, Alsace) ainsi que les marques bénéficiant de notoriété et le système des seconds vins.
Si cette information normale du consommateur nous paraît effectivement établie en jurisprudence, on ne peut en dire autant de son comportement attentif et avisé. Pour déclarer que les pratiques incriminées sont susceptibles d’induire en erreur le consommateur, il convient effectivement de déterminer si la première impression suffit ou si l’on doit admettre que le consommateur effectue des investigations plus poussées, et si oui, avec quelle intensité. Sur ce point, j’avais identifié un mouvement a au sein du rare contentieux des pratiques commerciales trompeuses viticoles (« La marque, la pratique commerciale trompeuse et le consommateur moyen : les apports du jugement “Maucaillou” », in Droit pénal et droit du vin, quelles et opportunités et contraintes pour la filière, C. Claverie-Rousset et R. Raffray (dir.), Dr. et patr. juillet 2020, dossier, p. 47 et s.). Dans l’affaire Reignac, il avait été jugé en appel que « même si le consommateur moyen peut effectuer des recherches (…) recherches qui le détromperont alors, il pourra aussi se satisfaire de cette affirmation selon laquelle le terroir de Reignac est celui d’un premier cru classé » (CA Bordeaux, 6e ch. corr., 12 sept. 2018). Comme en droit des marques de vins, la jurisprudence tenait pour suffisante la première impression sur le consommateur. La jurisprudence Petrus-Lambertini (CA Bordeaux, ch. corr. 3 avr. 2018 ; Cass. crim., 12 juin 2019, n° 18-83.298) a semblé amorcer un changement en jugeant qu’« à supposer que le consommateur moyen ne sache pas que Petrus est un vin d’appellation Pomerol il pourra vérifier sans la moindre difficulté », que naturellement intrigué, « il se demandera si le second vin d’une propriété située dans une appellation donnée peut être d’une autre appellation et trouvera facilement la réponse négative à cette question et verra d’ailleurs facilement que Petrus n’a pas de second vin ».
Alors même que le texte ne dispose pas en ce sens, il s’agirait de vérifier que le consommateur peut raisonnablement accéder à l’information de nature à dissiper la confusion provoquée par la découverte du produit, ce qui revient à apprécier l’information complète et finale du consommateur du vin. C’est sans doute ainsi qu’il fallait comprendre la déroutante et regrettable possibilité « d’attirer sans tromper », admise dans l’affaire Petrus Lambertini. Nous avions déploré, dans notre commentaire du jugement Maucaillou, que la charge et le risque de l’information pèsent sur le consommateur, car cela était sans doute contraire à l’esprit du texte. Aussi retiendra-t-on de la lecture de l’arrêt que « c’est par référence aux consommateurs moyens avec ou sans appétence soutenue pour le vin, qu’il faut apprécier le caractère potentiellement trompeur de la pratique du “Bordeaux de Maucaillou”, en se fondant sur les premières impressions du consommateur, sans que celui-ci n’ait à effectuer des investigations poussées, qui feraient alors de lui, un consommateur particulièrement – en non raisonnablement – attentif et avisé ». Il s’agit selon nous d’une contribution importante à la discussion née de l’affaire Petrus Lambertini, dans laquelle avaient été clairement exagérées les forces du consommateur moyen.
Affaire à suivre.