Rendu dans une affaire de produits défectueux de traitement d’une machine de filtration ayant altéré le goût du vin filtré, un arrêt récent de la Cour de cassation (Civ. 1ere, 9 décembre 2020, 19-17.724) enrichit la liste des décisions de justice qui témoignent de la place non négligeable du goût du vin dans le procès civil.
En retenant implicitement que l’altération du goût du vin suffisait à constater le dommage au bien causé par la défectuosité du produit sans qu’il soit nécessaire de caractériser une quelconque dangerosité, la Cour de cassation a bien mis en lumière l’évidence selon laquelle, en droit comme ailleurs, le goût du vin en constitue une qualité essentielle quoique non exclusive (E. Peynaud et J. Blouin Le Goût du vin, Dunod, 5ème éd., 2013, p. 192 et s.).
Dans les facultés d’œnologie, le goût a bien sûr trouvé sa discipline, l’analyse sensorielle, spécialité dans laquelle excellent les chercheurs de l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin de l’Université de Bordeaux, si bien qu’il m’était apparu pertinent de prendre appui sur ce précieux savoir pour planifier une journée d’études associant juristes et spécialistes de la dégustation (v. la publication récente de cette journée par LEH, G. de Revel et R. Raffray (dir.), Sciences de la vigne et du vin et sciences juridiques, le Goût du vin et le droit, 2019, Vin, droit & santé 2019 8e édition – Sciences de la vigne et du vin et sciences juridiques : le goût du vin et le droit (leh.fr)). Il s’est révélé fécond de faire se rencontrer les deux sciences, qui connaissent en définitive des difficultés analogues pour décrire et évaluer le goût. Dans deux articles fameux dont je conseille systématiquement la lecture à mes étudiants du Master droit de la vigne et du vin, le Professeur Norbert Olzsak a mis en lumière la construction historique de l’édifice juridique environnant la dégustation, de l’usage (« Emptio ad gustum, La vente à la dégustation de l’Antiquité à l’article 1587 du Code civil », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis : Rev. histoire du droit, 1990, p. 36) à une construction règlementaire du goût du vin (« Le goût des vins AOP et IGP : description et contrôle des caractéristiques organoleptiques », RD rur. 2009, p. 15 et s.).
Mais qu’il s’agisse de décrire le goût dans un cahier des charges d’appellation (qui peut résister à l’évocation, dans le cahier des charges de l’appellation Pomerol, de notes de violette et de truffe ?), de l’évaluer pour un classement des crus (voir notre première article pour Vinolex sur le goût dans le classement des crus ) ou de s’assurer de sa qualité marchande lors d’un agréage commercial (R. Raffray, « Les mystères de l’agréage du vin », Mélanges en l’honneur du Professeur Jean-Marc Trigeaud, éd. Bière, 2020, p. 709 et s.), le droit poursuit une quête d’objectivation par les mots ou par l’intermédiaire du dégustateur chevronné.
Dans le procès civil, il s’agit souvent de constater une anormalité gustative, mais pas toujours. On se souvient que l’altération peut être visuelle, comme l’a montré la rocambolesque affaire du tartre dans la bouteille qui a contribué à éclaircir les qualifications d’agréage et d’agréation lors de la vente de vin sur échantillon et dont la narration pourrait suffire à nourrir un cours sur le droit de la vente de vin (v. J.-M. Bahans et M. Menjucq, « Le tartre dans la bouteille » : D. 2005, p. 155). Dans cette passionnante affaire de vente de vin, une mise en bouteille trop précoce avait exposé le vin au froid et favorisé une importante précipitation tartrique. Bien que sans importance pour le goût du vin, cette précipitation altérait l’aspect visuel du vin et il avait été jugé que cela le rendait impropre à la commercialisation.
L’identification d’un défaut visuel ou gustatif, est en principe suffisante en matière de responsabilité civile, car l’on raisonne en termes de dommage, si bien que l’expert désigné par le tribunal pourra témoigner sans mal de l’altération, d’autres experts étant alors mobilisés pour trouver l’origine du défaut et identifier ainsi le fait générateur du dommage et établir le lien de causalité (pour un rapport d’expert attestant de la possible altération par imprégnation du vin dans le béton après le décollement de quelques plaques de revêtement dans une cuve, v. CA Rennes, 2 octobre 2003).
L’analyse de la jurisprudence permet d’identifier plusieurs types de contamination.
Souvent, la pollution du vin résulte de la présence, après traitement au xylophène des bois de charpente, de contaminants organochlorés dans le chai (CA Bordeaux, 18 septembre 2006), occasionnant un gout de « bouchon » ou de « moisi » par phénomène d’aéro contamination (CA Montpellier, 22 novembre 2005). Un phénomène identique peut être provoqué par un lot de caisses palettes ayant subi un tel traitement (Com., 26 mars 2013, n°12-10204).
A côté de ces arrêts illustrant la contamination du vin en cuve par les produits de traitement du bois, on trouve sans surprise des affaires de contamination par les contenants du vin, par exemple une pollution au styrène après passage dans un garde-vins (Com., 4 mai 2007, n° 15-2419) et dans des poches en plastique utilisées pour le conditionnement en cubitainers (Com. 24 mars 2004 n° 02-11599), et par d’autres produits, telle une peinture alimentaire défectueuse utilisée comme revêtement de cuve (Com., 15 avril 1975) ou un sachet de tanin défectueux utilisé par un viticulteur à qui il ne peut être reproché de ne pas avoir reniflé le contenu du sachet avant de l’utiliser (Civ 1re, 23 février 1982).
Lorsqu’enfin c’est le bouchon qui se révèle défectueux, l’établissement de l’antériorité du vice peut se révéler délicat, comme le montre un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 20 avril 2017. L’expert avait bien relevé que la présence de la molécule trichloroanisole, connue pour se développer dans le liège à partir de moisissures, caractérisait une altération du bouchon, mais n’avait pu déterminer son origine. L’expert avait en effet constaté que l’insuffisance de traçabilité des conditions d’entretien des cuves, de stockage des bouchons, des mises en bouteille et du suivi de l’atmosphère de la cave ne permettaient pas d’exclure que les bouchons analysés avaient développé la molécule en réaction à des molécules présentes dans la cave, voire dans les cuves.